José Cabrero Arnal, auteur et illustrateur espagnol, réfugié en France à la Libération, rescapé des camps de Mauthausen, avait été accueilli par des camarades qui lui trouvèrent rapidement un travail que sa santé précaire lui permettait d'effectuer et prolongeait le début de sa carrière dans les illustrés espagnols : il dessinera pour des journaux français (en l’occurrence, ce sera L'Humanité), puis pour un illustré jeunesse (Vaillant) et d'autres titres ensuite.
On lui doit en France plusieurs personnages - toujours animaliers d'ailleurs - dont les premiers à connaître la notoriété seront Placid et Muzo, en première page de Vaillant. Pour le numéro de Pâques 1948 de L'Humanité-Dimanche, il créera le personnage de Pif le chien, sous forme de strip quotidien. Ce dernier rejoindra les pages de Vaillant pour Noël 1952 et ne quittera plus jamais le magazine, dont le nom empruntera progressivement celui de ce personnage, jusqu'à la création en février 1969 de la formule Pif et son Gadget Surprise, rebaptisé ensuite simplement Pif-Gadget.
À la rentrée 1982, l'annonce de la disparition du créateur de Pif remua quelque peu le milieu de la presse BD, et les hommages fusèrent : on redécouvrit soudain l'importance qu'avait eue cet artiste discret mais indispensable, au parcours douloureux mais à la bonhomie restée intacte.
Et on se rendit compte aussi, avec étonnement, qu'il avait disparu précisément le jour de sa naissance, un 6 septembre. Comme s'il fallait absolument boucler la boucle, discrètement.
Dans 3 mois, un grand dossier sera consacré dans la Ouf-Gazette (des anciens lecteurs du journal) à José Cabrero Arnal et ses personnages. Aujourd'hui, nous avons choisi de lui rendre hommage à travers quelques souvenirs et archives.
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Et quand il passait au journal, ce journal qui portait le nom de son personnage, Arnal donnait toujours l'impression de nous devoir quelque chose, alors qu'en définitive c'est nous qui lui devions tout.
- Richard Medioni (Arrivé à la rédaction du journal en janvier 1968 - Entretien de 2015)
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Ci-contre : Célèbre photo d'Arnal par Willy Ronis pour le journal Regards, en nov. 1948.
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Jean Ollivier m'avait appris la nouvelle en septembre 1982. Attristés, je me souviens que nous étions alors partis boire un verre à sa santé.
À l'époque, il ne passait plus au journal, mais je me souviens que Michel Motti (arrivé au journal fin 1969, et qui faisait partie des dessinateurs de Pif depuis 1974) en parlait souvent, car c'était quelqu'un qui l'avait marqué et avec lequel il ressentait un lien très fort. De mon côté, je n'avais pas eu l'occasion de croiser souvent Arnal, étant arrivé au journal un peu plus tard, mais l'image que je garde de lui, c'est celle d'un petit Monsieur discret, habillé en gris, avec un veston et une cravate. Ce qui m'avait marqué, c'était sa façon de fumer sa cigarette, à l'intérieur de la paume, comme s'il y avait un peu de honte à ça. Je me souviens aussi de sa voix, avec cet accent caractéristique.
Son style était très rond, et je le comparerais à quelqu'un comme Tezuka au Japon, pour le côté animalier et un trait doux et feutré. C'était un très très grand dessinateur.
Ses couvertures de Roudoudou ou de Placid et Muzoétaient superbes, et méritent qu'il soit au Panthéon des illustrateurs.
- François Corteggiani (Arrivé au journal fin 1973 - scénariste et dessinateur de Pif)
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Son dessin était tout en rondeur, c'était vraiment adorable. C'était un grand dessinateur et en voyant ce qu'il faisait à l'époque de Vaillant, je ne m'imaginais même pas réussir un jour à me hisser à un niveau comparable. Pour moi, Arnal, c'était la perfection.
- Jacques Kamb (Entretien en 2013)
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C'était vraiment un grand Monsieur, toujours gentil, très humble. Et alors, un coup de crayon et de pinceau vraiment épatants. C'était d'un niveau... Je peux dire que je lui dois tout, d'une certaine façon. Quand on m'a proposé de reprendre ses Placid et Muzo, il m'a encouragé, était toujours extrêmement sympathique, alors qu'il aurait pu me prendre de haut.
Il m'avait même proposé de m'offrir ses crayons, ses pinceaux... Je ne pouvais pas accepter, je ne me sentais pas à la hauteur, ça me gênait. Et chaque fois que je revois ses dessins, ses couvertures, etc., c'est vraiment parfait, il n'y a rien à redire, chapeau.
- Jacques Nicolaou (Entretien en 2012)
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Je l'avais rencontré quand le journal m'avait proposé de travailler sur Pif (en alternance avec Louis Cance). C'était un Monsieur très gentil, sans aucune espèce d'égo.Il était très effacé et pouvait même passer quasi inaperçu. Il menait une vie simple, allait revoir ses copains quand il le pouvait, et parmi eux d'ailleurs quelques anciens camarades de l'époque de sa captivité. Sa santé était restée très fragile, mais il se sentait mieux quand il passait à l'atelier, ou qu'on allait prendre un verre. Il me donnait des conseils qui étaient toujours très précis, logiques, et je prenais des notes qui m'ont beaucoup servi pour m'améliorer. Je l'ai côtoyé de cette manière une vingtaine de fois, peut-être, et quelque fois aussi chez lui.
Je trouve que le journal ne l'a pas traité correctement, et en tous cas pas à la hauteur de ce qu'il représentait. On travaillait quand même dans un journal qui portait le nom de son personnage !
- Yannick (qui reprit en alternance le dessin de Pif à partir de 1969, puis connut le succès grâce à Hercule)
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Quand j’ai appris la mort d’Arnal, cela faisait un long moment, peut-être deux ou trois ans, que nous n’avions plus vraiment de nouvelles de lui. Il semblait couler une retraite à peu près paisible, après une vie très mouvementée.
Mais rétrospectivement, pour moi, après quarante ans, le sentiment qui domine c’est une succession de regrets. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un texte à ce sujet.
Il y a notamment le regret de ne pas l’avoir mieux connu et plus sollicité. C’était un grand timide, et nous n’avions pas le désir de le bousculer. Mais j’aurais tant aimé avoir partagé plus de conversations, plus d’échanges de connaissances car pour nous (à la rédaction, et aussi pour les auteurs), c’était un peu notre père spirituel, au fond. J’avais eu la chance de me rendre chez lui et découvrir l’artiste dans son environnement.
Quand on pense au calvaire de sa jeunesse, le franquisme, les camps en déportation, et de l’imaginer à la sortie de Mauthausen, dans le dénuement le plus total, et pourtant plein de créativité et d’envie de vivre... Il n’en parlait jamais et je peux te dire qu’au journal, très peu savaient ce qu’il avait vécu. C’est le syndrôme partagé par beaucoup de rescapés, qui ne veulent pas ressasser et préfèrent se tourner vers l’avenir.
Quand il est mort, le journal a évidemment fait ce qu’il fallait, a conçu un numéro en son honneur, etc. Le choc était très grand et nous réalisions combien nous lui devions. Je pense d’ailleurs qu’on n’a pas fini de réévaluer sa place dans le monde de la BD et de l’illustration.
Et si je devais résumer son style ou son trait, je dirais qu’on y retrouve de la rondeur et de la gentillesse, pas une trace d’agressivité, même lorsqu’il dessine un personnage de policier. D’ailleurs, son père avait fait partie de la Guardia Civil (avec sabre au ceinturon, etc.) ce qui est assez étonnant si on y pense.
D’un mot, je dirai que son dessin traduisait toute sa bienveillance.
- Claude Bardavid (Arrivé à la rédaction du journal en 1972)
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Le journal avait concocté un numéro spécial en hommage à Arnal, qui parut en janvier 1983. On y trouvait notamment ces deux pages, qui résumaient un peu le sentiment général à l'époque. (Il y avait également une courte biographie, des hommages en BD, etc...) :
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Il y dessinait Arnal face à un Pif "new look", avec une référence directe à sa généalogie en présentant son ancêtre espagnol Top - que l'on considère assez généralement comme le "papa" de Pif le chien :
Le dernier dessin de ce récit (qui, pour des raisons de retards postaux, ne fut pas publié à l'époque et resta même inédit à la mort d'Arnal !) c'était Arnal lui-même... et cet autoportrait avec sa signature représente sans doute le point final et le tout dernier dessin de sa carrière...
Pour mieux connaître le parcours de José Cabrero Arnal, il existe cet ouvrage qui est un peu la biographie définitive, permettant au passage de découvrir également l'étendue de son travail en Espagne, avant la guerre.
Il est écrit par Philippe Guillen, qui y fait œuvre d'historien :