Le cow-boy de la BD franco-belge est parti galoper dans l’ultime vallée…
Après Norma en janvier, puis Mandryka cet été, c'est à présent un autre géant de la BD populaire, très apprécié des lecteurs de Vaillant et Pif-Gadget, qui a définitivement quitté le crayon et le pinceau...
Il vivait depuis la fin des années 70 aux États-Unis, après une carrière de dessinateur tous-terrains de la BD franco-belge (Gerald était né à Bruxelles, rappelons-le).
Il était le petit-fils de Louis Forton, créateur des Pieds Nickelés, mais n’a pas connu son grand-père, décédé alors que lui-même était encore en bas âge. Il a fait partie d’une génération née avant la guerre, nourrie aux illustrés populaires et aux BD d’importation américaine, qui a contribué à l’essor de la production de journaux de bandes dessinées des années 50 aux années 80 - correspondant précisément à ce qu’on a surnommé les Trente Glorieuses.
On l’a retrouvé dès 1950 dans Zorro, Jim Cartouche, et divers titres où il proposait de courts récits westerns plus ou moins inspirés de ses influences dans ce domaine, et principalement le « Red Ryder » de Fred Harman.
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Et c’est ainsi qu’il se retrouva en 1950 dans les pages du premier « petit format » français, 34 Camera, des éditions Vaillant. Ce « galop d’essai », au trait déjà affirmé mais qui se cherchait encore, lui permettra de perfectionner sa technique et nouer des relations avec l’équipe des éditions Vaillant.
Je ne vais pas ici évoquer tout son travail pour les divers éditeurs de la pesse jeunesse ou adulte, mais notons tout de même que sa carrière débute essentiellement depuis la Belgique (il illustra quelques épisodes des « histoires de l’Oncle Paul » dans Spirou, où il se lia avec J-Michel Charlier avec lequel il créera le personne de baroudeur Kim Devil, et participera aux revues Moustique ou Bonnes soirées, et aussi Risque-tout, où il créera le personnage Alain Cardan, avec Yvan Delporte).
Si son véritable grand succès BD dans l’édition reste Bob Morane (dont il reprend le dessin pour 14 épisodes, à partir de 1962), c’est aux éditions Vaillant qu’il perfectionnera sa technique et sa capacité à produire rapidement de nombreuses planches de BD de belle facture.
A partir de 1964, Forton se lancera dans l’aventure Teddy Ted, qui durera 11 ans.
L'un des attraits de la série Teddy Ted, c'était bien sûr le goût de Forton pour l'ambiance western et le souci du détail, dès qu'il s'agissait de dessiner des chevaux et leur cavalier.
On reconnaîtra, au fil des épisodes brillamment scénarisés par Lécureux, d’innombrables emprunts à des scènes ou ressorts dramatiques des classiques du western dans le cinéma des années 40 à 60 (par John Ford, Delmer Dawes, Anthony Mann, etc.) qu’il ne manquait jamais, dans les cinémas de son quartier. Mais le western "classique" perd son public au début des années 70. Et Roger Lécureux en avait déjà recyclé toutes les péripéties possibles et imaginables.
Gerald Forton s’inspire de photos promotionnelles de la CBS (diffuseur gérant les droits d’adaptation) pour reprendre les traits des acteurs (mettant à profit ses études dans le portrait) pour produire, en tous cas au début, une version BD très convaincante de la série. Malheureusement, l’obligation de boucler les histoires en 10 ou 12 planches et les scénarios un peu succincts de Jean Sanitas n’aident pas la série à se déployer.
Il se tournera vers d’autres publications, notamment Trio (le journal des Pieds Nickelés) où il créera la série médiévale Yvain de Kanhéric avec Raymond Maric, puis vers le mensuel Télé-Junior de Franklin Loufrani.
Avec ce dernier, il se retrouvera à reprendre sa version des Mystères de l’Ouest (dont il assurera cette fois le scénario) pour des épisodes assez anecdotiques (récits en seulement 8 planches !), mais aussi diverses séries de super-héros de Marvel, et notamment Spider-Man. D’ailleurs, cette version de l’homme-araignée est souvent considérée comme la meilleure, graphiquement, parmi celles qui ne furent pas publiées sur le sol américain.
Il créera ainsi avec Rémy Gallart la série de polars Dan Geronimo qui tentait de renouer avec les ambiances classiques de comics américains. 4 albums, en moyen format, seront publiés.
Côté western, il créera Ed Logan pour l'éditeur Alain Beaulet.
Mais évidemment, ces différentes publications n'auront pas l'écho ni la notoriété de ses bandes les plus connues, même si elles susciteront l'intérêt et le respect de ses fans.
Ses premiers vrais succès, rémunérateurs (Bob Morane, puis Teddy Ted) lui avaient permis dans les années 60 d’acquérir une propriété dans le Sud-Ouest, avec un petit haras. Il en avait fait le « ranch de la Bourriette ». (Lire plus loin les circonstances de cette acquisition.)
« Lorsque nous voyions arriver ses planches, avec le nom du ranch dans l’adresse d’expédition, ça nous faisait rêver. Et quand Forton passait à la rédaction - ce qui était assez rare - on voyait débarquer un vrai cow-boy ! »
(Richard Médioni, interview de 2010)
Au milieu des années 60, lorsque Vaillant allait devenir Le Journal de Pif, et Georges Rieu son rédacteur en chef, les finances étaient précaires.
(Gerald Forton, entretien 2012)
En 1978, Gerald chercha un temps à se renouveler totalement dans ce domaine. L'occasion lui en fut donnée dans le journal Tintin, où il proposa une série aussi originale qu'éphémère, dont le dessin lorgnait plus du côté comique que du réalisme habituel. Elle s'intitulait Des chevaux et des hommes.
Du reste, cette tentative de changer de direction et s'essayer à un graphisme à mi-chemin entre le western classique et le comique qui évoquait vaguement l'esprit de Mad Magazine revint à lui lorsqu'il eut l'idée de reprendre dans ce style le Bibi Fricotin de son grand-père, dont il réalisa qu'il avait hérité des droits. Le quotidien L'Orne Hebdo en prépublia même la seconde aventure à partir de 2018.
Cette passion équestre était-elle un héritage familial ?
On peut se poser la question, lorsqu’on sait que son grand-père Louis Forton fut jockey et s’improvisant propriétaire de chevaux. Cette mauvaise expérience dans le domaine équestre l’avait amené à changer de « dada » et se mettre à l’illustration. Bien lui en prit, puisqu’il créa ensuite les Pieds Nickelés !
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Revival de Teddy Ted : un rendez-vous (à moitié) manqué.
Gerald s’est retrouvé dans une position assez paradoxale : il était en mesure de reprendre une série autrefois populaire (Teddy Ted) mais sans en exploiter les personnages. En effet, si le personnage-titre fut créé à l’origine par Jacques Kamb (ce dernier ayant de son vivant donné sa bénédiction pour de futures reprises), il n’en était pas de même pour les personnages périphériques, indispensables au récit. Ainsi, le coéquipier de Teddy Ted, « L’Apache », qui fascinait les lecteurs et ouvrait de nombreuses possibilités, restait la propriété exclusive de la famille Lécureux, et aucun accord ne put être trouvé pour une relance dans une formule économiquement viable en petit tirage.
On le voit ci-dessous présentant son album Solène en 2012 (Éditions Hibou).
Malheureusement, le caractère trop anecdotique de cette reprise personnelle de Teddy Ted, qui eût mérité l'apport d'un scénariste, ne permit pas à l'époque de relancer réellement le personnage.
Les anciens lecteurs de Pif-Gadget purent néanmoins se rabattre sur les rééditions des aventures de Teddy Ted (à partir de scans de pages publiées, à défaut d'originaux) aux habituelles éditions Taupinambour, pour ce type de petits tirages.
Ci-dessous : Gerald et quelques planches originales de Teddy Ted et Les Mystères de l'Ouest, en 2014.
Mais voilà : le journal est en faillite et le numéro qui devait lancer ce héros ne paraîtra pas.
Gerald en termine l'encrage pour que François Corteggiani puisse partager ce récit dans un recueil intitulé RIP-Gadget, au printemps 2009...
Il travailla pendant un temps sur la côte Est (pour des éditeurs de comics), puis s’installa rapidement en Californie. Depuis près de 20 ans, il possédait un ranch à Apple Valley et passait la moitié de son temps à s’occuper de ses chevaux.
Les lecteurs français et belges ont pu le croiser à maintes reprises lors de ses apparitions pour des salons BD ou tournées de dédicaces via le Club Bob Morane ou bien auprès de l’éditeur Hibou, notamment.
Il y a 13 ans, à l’occasion de l’un de ses passages, j’avais pu lier connaissance et en profiter pour l’nterviewer à plusieurs reprises.
Exercice compliqué : Gerald était une personnalité plutôt taciturne et peu prolixe. Même s’il ne voyait pas d’inconvénient à évoquer ses inspirations, il ne fallait pas lui demander de s’épancher sur sa carrière, les noms ou dates pertinentes ou les tenants et aboutissants de telle ou telle situation ! Ses réponses généralement laconiques laissaient souvent l’interlocuteur perplexe, ou en suspens... En revanche, on pouvait indéfiniment lui parler de chevaux, de musiques dixieland ou blues, ou d’anecdotes de la vie américaine.
Mais derrière le vernis du cow-boy solitaire et endurci, une certaine mélancolie pointait.
À force de travailler à la manière d’un « gun for hire » (mercenaire) de la BD, il n’avait jamais pu laisser sa marque et créer "son" personnage, ou "sa" série. (Cela aurait bien pu se produire avec Teddy Ted, qu'il affectionnait beaucoup, si la rédaction du journal n'y avait mis fin).
L'ancien lecteur de Pif et fan du trait de Gerald rencontre enfin le dessinateur... |
Son fils, né aux Etats-Unis dans les années 80, ignorait presque tout de sa carrière européenne.
Certains petits films réalisés à l'occasion de ces rencontres avaient parfois permis à Gerald de lui montrer un pan de sa carrière européenne...
Depuis une quinzaine d’années, on croisait Gerald Forton au gré de salons (notamment Angers BD, puis les rencontres BD à Bruxelles et évidemment les diverses manifestations autour de Bob Morane, ainsi que de rares expéditions à Paris).
Les anciens lecteurs étaient toujours très impressionnés par cet homme au chapeau et cravate de cow-boy (récemment il aimait arborer aussi un look de personnage de série noire !), capable de croquer un cheval et son cavalier à main levée en 8 min chrono. Les lecteurs de Bob Morane ou Teddy Ted étaient émus de retrouver leurs personnages sous son crayon et osaient à peine lui parler. (Voir plus loin)
On peut dire qu'il nous aura accompagnés discrètement jusqu'au bout.
Les derniers échanges dataient de cet automne. L'actualité politique aux USA (après 4 années de Trump...) et les épisodes de climat extrême en Californie le déprimaient. Son état de santé s'était récemment fragilisé et il se rendait compte qu'il ne pourrait vraisemblablement plus voyager en Europe, ce qui contribuait à l'accélération du mal qui allait l'emporter.
So long, cow-boy…
(Remerciements tout particuliers à Gérard Boiron)
Gerald Forton et la passion des chevaux.
Encore merci à Amélie Boiron, qui m'avait confié ses images californiennes il y a quelques années pour mon documentaire consacré à Gerald - lequel fera l'objet d'une version complétée prochainement).